vendredi 28 novembre 2008
la famille de Sly Stone
Imagine le Summer of love et la décennie psychédélique qui a suivie. Imagine les molécules de PCP qui accélèrent la pression artérielle, la balle qui explose l’orbite de John Fitzgerald Kennedy, les familles noires qui bravent la trouille en joignant la marche du pasteur King... Greg Errico connaît tout à propos de ça : les paradis artificiels, les groupies qu’on cabosse en serrant les dents, la schizophrénie des USA.
Dans les années 70, personne n’a pu approcher le degré de cool de la famille Stone. Désormais on peut s’acheter des t-shirts collectors, collectionner des sneakers fluos, comme dirait la pub Mastercard « certaines choses n’ont pas de prix » ; faire la révolution, c’est plus formateur qu’une partie de PES 3 sur une console japonaise.
Greg Errico avait 17 ans quand il est monté à bord du train de la famille Stone ; 22 quand il en est descendu. Le californien a choisi de ne pas s’enfoncer avec sa famille dans les ténèbres en partant là où le soleil continue de briller, du côté ensoleillé de la rue… avec Santana, David Bowie, Jerry Garcia et ses Grateful Dead... entre autres. Il a connu l’avant scène et l’envers du décor. Il a vu un des plus grand génie de son temps se rabaisser à un état plus bas que la merde, il a vu Earth Wind & Fire faire carrière en jouant sa musique, puis Prince et sa bande tapé la super frime, et puis un autre jour il a du voir un disque « d’Outkast c’est ça ? » qui ressemblait vachement à la pochette de There’s a Riot goin’ On… De tout ça, Greg n’en a gardé aucune aigreur. Greg c’est Michael dans le clip de Billie Jean qui illumine le bitume en suivant sa route.
A l’heure où tu lis ces lignes, imagine le soleil de San Francisco. Enlève huit heures, voir neuf, pour le décalage horaire. Regarde ce type qui sort sa Harley V-Rod du garage. Il s’est levé tard… Il ne baise désormais plus qu’une seule femme, la sienne, mais il récupère moins ces derniers temps, faut dire que comme pas mal de batteur, son dos a ramassé. « La vieillesse est un naufrage… pour les autres ». En se regardant dans le rétro, il se trouverait presque des faux airs de Bruce Springsteen sans cette salope de calvitie. Le téléphone sonne ; sa fille passera dimanche, « elle nous présente enfin son petit ami » lui dit son épouse. « Allright » sourit Greg en posant son cul sur le double cylindre alors que l’échappement chromé crache une fumée noire.
I Want To Take You Higher ! Il y a quarante ans, la family Stone voulaient nous amener plus haut. Il y a quelques semaines, en discutant avec moi, Greg Errico m’a donné envie de devenir meilleur.
Je suis né et j’ai grandi à San Francisco, dans un quartier de classe moyenne… je crois que ce coin là a plutôt mauvaise réputation maintenant, c’est au sud est de la ville. À l’école c’était mixte, les Noirs et les Blancs ensemble, spécialement pendant mes années collège ; ce fut moins le cas au lycée. Maintenant j’habite plus au Nord, dans le comté de Sonoma, à environ 40 minutes de la ville, en pleine campagne… J’élève toujours mes gamins, j’en ai un de 8 ans qui va toujours à l’école, un autre qui vient de décrocher son diplôme à l’université, un autre qui est à la fac depuis deux ans, une fille qui vit a Hawaï, et une autre en Californie ; j’ai 5 enfants.
T’écoutais quoi en grandissant ?
San Francisco est une ville cosmopolite, j’ai donc été exposé à beaucoup de styles de musique. J’écoutais de tout : Jazz, Salsa, R&B… J’écoutais beaucoup de musique où il n’y avait pas de batteur comme la musique latine, le Gospel.
Pourquoi la batterie alors ?
D’autant que je me souvienne j’ai toujours aimé ça ; ça m’a toujours attiré. Mais mes parents ne voulaient pas m’acheter de batterie donc je n’ai pas joué avant l’âge de 14 ans. J’ai appris tout seul. J’avais beaucoup de potes qui avaient leur batterie avec des manuels pour apprendre à s’en servir, la totale… Moi je faisais de la batterie en jouant par-dessus mes 45 tours ; mes potes étaient dingues parce qu’eux après les cours ils étudiaient leurs manuels. « C’est pas possible tu peux pas faire ça ! » « Bah si je peux » (rires) Moi je n’ai rien contre les manuels mais dans mon cas c’est la musique qui me dirigeait.
T’étais autodidacte, mais est ce que t’avais des modèles ?
Le premier batteur qui m’a VRAIMENT impressionné était Buddy Rich ; Joe Morello aussi, j’aimais beaucoup…
T’as eu des groupes avant la family Stone ?
J’ai débuté dans la family Stone en décembre 1966, j’avais 17 ans et demi ; trois ans seulement après que j’ai commencé la batterie ! Avant ça, à 15 ans, je jouais dans des bars et comme tu le sais, vu que c’est un endroit où on vend de l’alcool, je n’étais pas sensé être là, je jouais avec des mecs plus âgés. Et à 16 ans j’ai rencontré Freddie [Stewart, le petit frère de Sylvester]. On a fait un groupe Freddie & the Stone Souls
Comment t’as rencontré Freddie ?
Je l’ai rencontré par le biais d’un chanteur, Leon Patillo qui chantait dans un groupe qui avait la côte à San Francisco, les Leon’s Creation. Leon jouait un soir avec Freddie et il m’a appelé pour l’accompagner, c’est ce soir là que j’ai rencontré Freddie pour la première fois. Et c’est ce même soir qu’il m’a proposé qu’on fasse un groupe. Freddie était vraiment cordial, très amical, on était tous les deux passionnés ; il y avait une bonne chimie entre nous.
Il était surpris de voir un musicien Blanc aussi funky ?
Ouais (rires) Surtout à cette époque ce n’était pas commun ! Mais il n’en était pas pour autant intimidé, ou gêné en quoi que ce soit ; au contraire il trouvait ça plutôt cool.
T’étais aussi étrange qu’un basketteur Blanc.
(Rires) C’est un peu ça… Imagine à l’époque…
Et la première fois que t’as vu Sly ?
En fait j’avais déjà entendu parler de lui, c’était une figure locale, un personnage public. C’était un disc jockey réputé dans la Bay Area, une radio personnality. Il avait une Jaguar 65 décapotable… violette ! Il était déjà assez frais (rires)… Et la toute première fois que je l’ai vu ça doit être lors d’un de nos concerts avec Freddie ; Sly était le MC [maître de cérémonie au sens littéral]. On n’a pas beaucoup parlé ce soir-là, il était là pour voir le show, et aussi, je pense, pour me surveiller. Il avait déjà entendu parler de moi à travers son frère… et il avait sûrement envie de se faire son opinion. A cette époque il expérimentait beaucoup, il avait déjà eu plusieurs formations : il a eu un groupe qui s’appelait Sly & the Stoners mais ça ne décollait pas. Finalement on s’est mis à travailler tous ensemble. Sly avait un bon feeling sur ce qui allait fonctionner, il avait choisi tout le monde : Larry [Graham, le bassiste], Cynthia [Robinson, à la trompette], Jerry [Martini, le saxophoniste]… Un soir, je me pointe dans un club où j’avais rendez-vous avec Freddie & the Stone Souls et en arrivant je ne reconnais pas tout le monde… je vois Freddie avec Sly : « C’est la naissance d’une nouvelle formation ce soir, ça te branche ? »
Jerry Martini aurait été à l’initiative de regrouper les Stoners et les Stones Souls.
Jerry allait toujours dans le studio de Sly à la radio [Ksol]. Ils passaient leur temps à discuter et Jerry lui a dit « on devrait monter un groupe ce serait fantastique : tu pourrais écrire, tu pourrais produire, faire des scènes ». Ce n’était pas vraiment ce que Sly avait à l’esprit ; il avait du succès à la radio, il gagnait déjà de l’argent, il était producteur [« C’mon and Swim » pour Bobby Freeman en 1964]. Donc ouais, on peut dire que c’est Jerry qui l’a persuadé de se lancer.
Quel était votre état d’esprit quand vous avez enregistré I ain’t got nobody ?
En fait c’est une de nos premières démo de Sly & the Family Stone celle-ci ! C’était une histoire d’amour, faut pas se méprendre, ce n’était pas “je n’ai pas de contrat“, “pas de manager“ (rires). Nos premières chansons étaient plus un truc d’initiés, le grand public n’a pas vraiment accroché. Je ne pense pas que ce soit cette chanson qui ait fait qu’on ait signé pour Columbia mais plutôt la musique que Clive Davis nous avait vu jouer sur scène. Clive Davis était déjà en place dans l’Industrie du disque, c’était une figure respectée, il était vice-président d’Epic, il avait signé Barbra Streisand… Mais la musique changeait considérablement, c’était un tournant… si tu considères ce qui se passait aux USA au début des sixties, tu réalises que tout a changé entre 1960 et 1970. On en était à Frank Sinatra… puis les Beatles ont débarqué en 64 et plus rien n’a été comme avant. La musique que nous avons offerte aussi a initié beaucoup de changements parce qu’elle contenait beaucoup de saveurs différentes : Gospel, Rock&Roll, R&B, un peu de Jazz…
C’est pour ça que votre premier album s’appelait A Whole New Thing…
Comme tu dis. C’est exactement ce que c’était… Ce message exprimait ce qu’on ressentait. Finalement le groupe a inspiré plusieurs générations de musiciens : d’Earth Wind & Fire à Prince, tout le R&B qui est venu après, le Funk et même des gens comme Miles Davis. Au début tu m’as demandé ce que j’écoutais quand j’étais plus jeune et en fait, dans le groupe, on a tous grandi dans la Bay Area, un environnement cosmopolite. Le fait d’avoir été exposé à toutes ces influences est sûrement un des éléments…
Quelle a été ta réaction la première fois que tu as entendu Cloud Nine des Temptations ? On pouvait croire à une réponse de Motown à la révolution que vous aviez initiée…
C’est exactement mon sentiment. La première fois que j’ai entendu Cloud Nine j’étais « Wow ! Écoute ça : ça parle de nous » (rires) Ca été ma première pensée. Moi j’ai pris ça comme une reconnaissance Whoa ils nous écoutent ! Parce qu’à nos débuts ce qu’on faisait n’était pas reconnu et ça devenait frustrant à la longue… t’as forcément envie de faire une musique qui touche les gens. Comme tout n’était pas encore en place, on continuait d’expérimenter, sans arrêt, en se demandant comment faire pour que ça prenne de l’ampleur... Donc entendre un groupe populaire comme les Temptations, des compositeurs comme Norman Whitfield, un label comme Motown nous reconnaître, avant que le grand public ne le fasse, c’était vraiment positif ; c’est comme ça qu’on la ressenti.
Quand on pense aux années 70, Stevie Wonder était à son sommet, même chose pour Marvin Gaye, Isaac Hayes, Curtis Mayfield… Ca devait être un sacré challenge de participer à cette guerre des étoiles…
Quoique tu fasses, t’essaies toujours de faire mieux, plus fort. Même si tu as déjà accompli quelque chose qui magnétise, qui attire tout le monde, auquel tout le monde fait référence… Même quand t’as atteint ce niveau, le nouveau challenge était de rester frais. Tu n’as pas forcément à changer quelque chose mais à maintenir ce niveau et c’est là le nouveau challenge : to keep it Fresh, to keep it real.
Ca me parle… et par rapport au contexte, quel artiste t’impressionnait le plus ?
Stevie Wonder était incroyable. Il avait l’habitude de venir et de chiller avec moi quand il passait dans la Bay Area. On jammait… et il me jouait aussi des cassettes… ses démos m’ont bluffé ! Stevie était singulièrement talentueux comme compositeur, comme musicien : il joue de n’importe quel instrument, c’est flippant. Il est incroyablement talentueux. On a fait quelques concerts quand il était dans la Bay Area.
Lui aussi avait des musiciens Blancs, je me rappelle du guitariste Mike Sembello… d’ailleurs c’est marrant que la plupart des musiciens Blancs avec du Funk soient d’origine italienne…
Tu sais quoi ? Je crois que t’as raison (rires) J’ai débarqué à une époque où le batteur, qui était traditionnellement au fond, passait sur le devant de la scène, que ce soit en concert ou dans la façon dont c’était mixé sur un disque… j’ai été un des principaux responsables de ce changement. Et c’est vrai qu’à cette époque il y avait des batteurs italiens qui avaient cette agressivité, ce genre d’attitude qui prouvait que tu pouvais assumer cette position. C’était vrai pour le Rock & Roll, le R&B. Maintenant ça peut être n’importe qui. J’y avais jamais pensé mais je me dis que t’as raison, il y avait un truc spécial avec les italiens…
Ta famille aurait sûrement préféré que tu bosses avec Frank Sinatra, non ?
(Rires) j’en sais rien. J’ai toujours aimé les Big Bands comme celui de Count Basie [qui accompagne le crooner sur Fly Me To The Moon], j’adorais écouter ça. Ca m’a toujours parlé les Big Bands avec les cuivres et tout. Quand on a formé Sly & The Family Stone, on avait aussi la section cuivres, c’était vraiment excitant à jouer dans un groupe de R&B avec des cuivres à la façon des Big Bands.
Booker T & les MG’s était aussi un autre groupe mixte…
J’étais avec Booker en tournée il y a quelques années. Tu sais, lors de ma première tournée en 1967 c’était au moment où il y avait des émeutes raciales dans la plupart des grandes villes aux Etats-Unis. La situation ne pouvait pas être plus tendue, je me rappelle qu’on est passé par Detroit, à l’époque où un militaire a été descendu, il y avait le couvre-feu et la garde nationale nous a fait faire demi-tour… Un bus avec des Noirs et des Blancs, des femmes, des hommes habillés de manière marrante, ils ne savaient pas quoi faire, on devait être effrayant en fait ! C’était vraiment étrange de voyager jusque dans le Sud, de s’arrêter dans les restaurants ou les stations essence… on n’en a pas vraiment pris la mesure, mais c’était plutôt dangereux. La situation évoluait constamment, de façon brutale, et nous on roulait au milieu de tout ça…
Les tensions du pays ne se sont jamais invitées dans le groupe ?
La musique est très puissante et elle parle a tout le monde, il n’y a plus de couleurs, de nationalité, pas de ségrégation.
Vous avez fait Woodstock, vous aviez un public mixte, c’était quoi le message d’un morceau comme Don’t call me nigger ?
C’était une petite mise au point : Don’t call me “nigger“ Whitey ! Don’t call me “whitey“ Nigger ! A l’époque les tensions entre les Noirs et les Blancs étaient très fortes, c’était juste une question de respect : ne m’insultes pas. En fait on a deux choix : soit on s’insulte, soit on se respecte. Mais c’était dit avec le bagout de la rue, d’une manière funky, c’était dit avec des mots crus, le genre de termes qui te blesse ; c’était Bad (rires).
T’es le seul à pouvoir répondre à cette rumeur : il paraît qu’à un moment les Blacks Panthers auraient fait pression sur Sly pour qu’il engage des musiciens Noirs à la place de Jerry et toi…
Cette information revient souvent… et pour moi ça reste plus du domaine de la rumeur que de la réalité. Sincèrement à l’époque je n’en ai jamais eu vent, ça me semble plus être une rumeur qui est née a posteriori et qui prend plus de poids maintenant. Même s’il y avait eu ce genre de pression, Sly n’aurait jamais accepté, il ne les aurait pas calculé, ça ne se serait jamais passé. Tu sais on faisait ce qu’on avait à faire… en assumant beaucoup de challenges et finalement même si ça été vrai, ce n’est pas le genre de chose qu’on prenait en considération. Moi je n’ai jamais vu de Black Panthers dans l’entourage de Sly.
Tu as été le premier a quitté le groupe en 1971, pourquoi ?
J’avais beaucoup de déception par rapport… (Il soupire) la musique était toujours importante, ça a toujours été notre principale préoccupation… mais si je dois expliquer les choses clairement je dirais que ça ne tournait plus autour de la musique mais autour des psychotropes… Il n’y avait plus d’organisation, ça commençait à être le chaos, il n’était plus question de musique. Ca a commencé à se détériorer, le fun avait disparu. Je pense que toutes les mauvaises influences qui ont participé à la destruction du groupe n’auraient pas eu lieu s’il n’y avait pas eu de drogues. Tu peux faire reposer ça uniquement sur la drogue mais il faut aussi savoir se remettre en cause à un niveau personnel. A un niveau individuel, tu peux déjà décidé d’arrêter d’en prendre… Il n’y a pas d’ambigüité là-dessus la drogue a contribué à la mort du groupe.
Il n’y avait tout simplement plus de famille
Ouais… c’est exactement ça. Sly a déménagé à Los Angeles, il s’est déconnecté de nous. Etre seul ce n’est pas forcément un problème en soi, mais, dans ce contexte, ça l’était peut être. Il y a eu aussi beaucoup de mauvaises influences autour de lui… j’étais déçu. Quand j’ai compris que la situation ne pouvait pas s’améliorer ou qu’elle ne pouvait qu’empirer, j’ai pris la décision de partir et je dois dire que, malheureusement, et j’insiste sur le malheureusement, j’avais raison. J’aurais aimé continué, produire des choses merveilleuses… et j’ai fait beaucoup d’efforts ces 17 dernières années pour essayer qu’on se reproduise tous ensemble. Mais je n’ai pas réussi… Sly en aurait peut-être envie, mais quand tu le vois, sa condition physique, sa condition mentale… il peut toujours écrire des chansons s’il le veut, il peut toujours se produire sur scène s’il le veut… Mais est-ce qu’il est “capable“ dans le sens où il n’y a pas de différences entre ce qu’il aimerait faire et ce qu’il est capable de faire… il apparaît que cette situation n’existe pas de ce que j’en vois, c’est plutôt triste…
Toujours rayon rumeur, il paraît que Sly avait peur de se faire buter… notamment par Larry Graham.
(Rires) Ca se peut avec la paranoïa qui allait avec tout ce qui se passait, avec le style de vie qu’il continuait à mener. Mais l’histoire avec Larry c’est vraiment l’exemple d’une rumeur qui s’amplifie avec le temps, et quand ça parvient à ta connaissance, l’histoire a encore été montée en épingle une nouvelle fois ! Fondamentalement je ne démentirais pas qu’il y avait des tensions (rires)… Ca c’est vrai. Le reste c’est du n’importe quoi.
Quels genres de type étaient Bubba Banks, et JR Valtrano ?
Je me rappelle de JR, c’est un mec cool, il était toujours avec nous, pour nous donner un coup de main, parfois il était road manager, parfois simple accompagnateur. Hamp était là depuis le départ. Sly et lui étaient même potes bien avant le groupe. Banks c’est un mec qui a grandi dans la rue, il avait le comportement d’un mec de rue. Il a toujours été cool avec moi, je n’ai jamais eu de problèmes avec lui. Je sais qu’ils étaient meilleurs amis mais que par la suite ça n’a plus été le cas, puisque ils ne se parlent plus. Il était aussi proche de Rose, la sœur de Sly, puisqu’ils se sont mariés par la suite, il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte dans leur relation (rires) c’est la vie comme on dit : it’s a family affair (rires). JR était italien, et il arrivait dans le décor juste avant que je parte en fait… Je sais qu’il est mort dans un accident de moto il y a quelques années.
Mais ce JR il était dans la musique ?
Ouais il était dans la musique, bien sûr, mais il était plus là comme garde du corps. Si Sly n’était pas devenu une célébrité, ils ne se seraient probablement jamais rencontrés… Tu avais différentes relations par rapport à différentes choses. Hamp, lui, c’est vraiment une relation de longue date ; tu sais pour être dans l’entourage de Sly, il fallait être son pote, ce n’était jamais des relations purement professionnelles.
Tu avais retrouvé Larry Graham sur le premier album de Betty Davis, que tu as produit.
J’avais quitté le groupe en 71 et j’ai dû commencer à travailler sur cet album en 72, je bossais au Folsom Street studio à San Francisco avec Michael Carabello, le percussionniste de Santana. On enregistrait un disque ensemble au moment où il sortait avec Betty. Il m’a dit qu’elle voulait enregistrer avec moi… et que peut être ils auraient besoin de moi pour produire le disque ! C’était seulement le deuxième disque que je produisais de façon indépendante. C’était un défi… que j’ai accepté. J’ai choisi la section rythmique, les musiciens qui ont joué sur le disque : Larry Graham comme bassiste, Neal Schon, un guitariste de Santana, la section cuivres des Tower Of Power, Merl Saunders, le clavier des Grateful Dead, les Pointer Sisters avant qu’elles n’enregistrent leur premier disque… C’était un disque très intéressant. Ca n’a pas été un grand succès commercial, mais ce disque vie toujours aujourd’hui. Les gens le citent encore souvent aujourd’hui…
Surtout la génération Hip Hop…
C’est vrai… et je vois pourquoi : c’est cru et funky, very real. Je comprends que ça leur parle. Moi je suis batteur, fondamentalement je comprends quand ça sonne cru (rires).
En produisant l’album de Betty, est ce que tu as rencontré son mari, Miles ? On raconte qu’il aurait été influencé par votre musique quand il a enregistré Bitches Brew…
Ouais c’était Betty qui l’a branché sur les artistes contemporains comme nous ou Jimi Hendrix. Et ça apportait de la jeunesse dans sa musique, du changement. Ca s’est passé par son biais mais j’imagine que lui aussi était à la recherche de ça. C’était intéressant. J’ai rencontré Miles en dehors du travail avec Betty. Il est venu à quelques uns de nos concerts, je me rappelle du Newport Jazz Festival, en 1969, il jouait pour l’ouverture du festival et il est resté tout le week end pour nous voir jouer. Il y a un documentaire sur l’histoire du Jazz réalisé par Ken Burns [« Jazz »], tu devrais y jeter un œil. A un moment il parle de George Wein qui décide d’apporter de la Pop au Newport Jazz Festival. Et il a décidé de faire jouer Sly & the Family Stone. Miles avait l’habitude de venir y jouer chaque année, on a chiller avec lui… après avoir vu notre musique, il a voulu changer, expérimenter de nouvelles choses… Miles en parle dans ce DVD, je te le recommande chaudement. Miles était plutôt gentil. Par rapport aux “gens de tous les jours“, il était perché c’est sûr. Michael Carabello trainait beaucoup avec lui quand il était sur New York. C’était quelqu’un d’assez lunatique, difficile à cerner, finalement c’est le propre de beaucoup de gens créatifs, dans son cas on peut même parler de “génie“. Ils peuvent toucher des millions de gens mais en même temps quand tu t’assois avec eux, face à face, tu ne peux pas les toucher, Fous le camp d’ici ! (Rires) ça semble être assez commun pour cette catégorie d’artistes.
Si t’as pas rencontré Miles, est-ce que t’as rencontré Jimi Hendrix en bossant avec Betty Davis ? J’ai cru comprendre qu’elle fricotait avec lui…
Non plus. La meilleure amie de Betty Davis était la chérie de Jimi Hendrix, elle s’appelait Devon Wilson. J’ai rencontré Jimi dans d’autres circonstances lorsque nous étions en tournée en Europe. A un moment nous étions dans le même hôtel, et je m’apprête à prendre l’ascenseur, quand la porte s’ouvre sur Jimi Hendrix, seul… « Salut ». Il montait lui aussi, c’était un type discret, assez timide même, en dehors de la scène. On commence à discuter et il me fait part de son projet de nouvelle formation « Tu serais intéressé ? » « Bien sûr » (rires) J’étais scié ! Whoa ca serait fantastique… mais je ne pouvais pas. A l’époque on était à notre sommet et je ne me sentais pas de descendre du train. Malheureusement, c’est la réponse que je lui ai faite. J’ai eu l’impression de passer des heures dans cet ascenseur même si ce n’était pas si long… Malheureusement, quelques semaines après, il nous quittait.
Tu as aussi travaillé avec David Bowie.
Après que j’ai quitté le groupe [Sly & the Family Stone] j’ai déconnecté de la musique pendant un an… j’avais une moto, une Harley Davidson et je me suis baladé avec des amis, on a avalé des kilomètres, je voulais m’éloigner de tout ça… Je recevais beaucoup d’appels pour des propositions que j’ignorais et puis une fois j’ai décroché, c’était Doug Rauch, son bassiste : « David Bowie vient sur la Côte Ouest pour une tournée » je pensais que ca pouvait être pas mal, c’était la tournée des Diamond Dogs.
En 2006, il y a eu une cérémonie en l’honneur de Sly & the Family Stone aux Grammy awards, t’en as fait partie ?
Oui, je jouais. Il y a tellement de monde sur scène qu’on a du mal à voir. Tout le groupe était là, même Larry Graham : il ne devait pas être là mais finalement il a pu venir… mais il est tombé malade, juste avant la cérémonie, c’est ce qu’il a dit… J’étais honoré que les invités [Dave Chapelle, Will I.am, John Legend entre autres] nous rendent hommage de la manière dont ils l’ont fait, qu’ils se montrent respectueux à ce point. Cependant il y avait trop de monde sur scène. Selon moi, après l’hommage, il eut fallu laissée la scène à… Sly & the Family Stone, ça aurait été incroyable. On a répété pendant une semaine et crois moi, on était prêt. Finalement Sly était embarrassé, ça ne se passait pas comme prévu, il a quitté la scène… et le public n’a rien compris… mais qu’est ce que tu veux ? Ca c’est déroulé comme ça…
Et t’as revu Sly depuis cette fameuse soirée ?
Ouais. Il m’appelle souvent, il est inspiré, il compose beaucoup, avec des textes incroyables ; c’est vraiment au top… et on essaie de se reformer mais jusqu’à présent ça n’est pas encore arrivé. Je pense que c’est toujours possible mais à mesure que le temps passe, je sais pas… Il part bientôt au Japon pour quelques dates avec Jerry je crois, et ce n’est pas super bien organisé… Mais on parle toujours. J’ai vu Freddie au Yoshi’s, un club de Jazz d’Oakland il y a peu, on était allé voir Stanley Jordan… mais ça devient très complexe d’organiser ça. Avant, on avait un dénominateur commun : la musique. La diversité que tu voyais sur scène c’était vraiment nous, pour moi la musique est plus forte que les embrouilles, c’est pour ça que ça pourrait le refaire. Tant qu’on est toujours en vie, il y aura toujours une possibilité.
En parlant de votre héritage, je sais que Prince a souvent joué avec Larry Graham
Larry est toujours en lien avec Prince, il vit à Minneapolis, c’est son voisin. Je ne connais pas exactement leur relation mais je sais qu’ils jouent souvent ensemble, moi aussi j’ai joué quelques fois avec eux quand ils se produisaient dans la Bay Area, il y a quelques années. Parmi nos héritiers en ce moment j’aime beaucoup Dumpster Funk, le nouveau groupe d’Aaron des Neville Brothers, ils ont repris le flambeau…
Vos sapes étaient plutôt dingues, t’as eu un look en particulier que tu regrettes encore ?
(Rires) Il doit en avoir plusieurs… mais je n’étais pas le seul. Une fois Jerry Martini a porté un tapis ! C’est à cause de Sly, il regardait autour de lui et il a bloqué sur un tapis « je vais faire un trou dedans pour que tu y passes ta tête » (rires). Me concernant il y a bien une veste en léopard avec des franges et tout… c’était pour la couv’ du magazine Rolling Stone. Je ne pense pas que je me baladerais à Paris avec ça sur le dos (rires). C’est sur que notre style était sauvage, pas de doute.
En tant que musicien Blanc, c’était comment d’être la colonne vertébrale d’un des plus grands groupes de l’histoire de la musique noire ?
Devine ? It was absoluty off the hook ! Comment ne pas prendre son pied ? Pour moi c’était comme respirer, ça m’a semblé naturel, comme quand je disais à mes potes batteurs que je jouais à la maison sur les 45tours de Ray Charles ou d’Aretha Franklin, c’était naturel. Je crois que je n’ai réalisé la signification de tout ça que bien plus tard dans ma vie : après avoir explosé, être revenu et avoir guidé la nouvelle génération qui ne t’a jamais vu… C’est là que tu te rends compte que ce que tu as fait parle toujours, ça a dépassé le marketing, la hype. Il s’agit de musique, de ce que tu as crée et donner aux autres.
dimanche 10 août 2008
Isaac Hayes, la Gasface Interview (2005)
C’était cool de retrouver Steve Cropper, Booker T et Donald Dunn (1) au festival de Montreux ?
Oh ouais, on a même jammé et tout… Mais vous y étiez ?!!
Oui, c’était émouvant… Vous vous souvenez de votre première session studio avec Otis Redding ?
Ouais, je m’en rappelle : j’étais littéralement mort de trouille. Mais Otis a tout fait pour me mettre à l’aise. Il savait rendre les choses faciles, c’était un type très charismatique. Il avait beaucoup de talent pour tout ce qui touchait au travail de studio. En fait, notre job consistait à jammer avec lui. C’était tout. Avant de bosser avec lui, je m’étais souvent demandé pourquoi les autres musiciens étaient si excités avant chacune de ses sessions, genre «Oh Yes ! C’est Otis cet après-midi !» Je n’ai pas mis longtemps à comprendre. Enregistrer avec Otis, c’était du pur fun.
Vous avez enregistré quels titres ce jour-là ?
Ca fait tellement longtemps… Je ne me rappelle plus du premier titre qu’on ait fait mais je crois bien qu’on a enregistré « Fa-fa-fa-fa (Sad Song) » ce jour-là.
C’était votre première session professionnelle ?
Non. J’avais déjà eu quelques expériences avant ça, mais c’était ma première fois chez Stax. Ce label, c’était comme La Mecque pour nous. Ca m’a pris du temps avant d’y accéder. J’avais déjà été recalé à plusieurs reprises. Quand je me suis présenté avec les Do-Dads, ils ont bien voulu nous enregistrer mais il n’y a pas eu de suite… Ensuite je me suis pointé avec un groupe de Blues appelé Sir Valentine & His Swinging Cats : recalé. J’ai essayé avec les Teen Tones, mon groupe de Doo-Wop, avec les Morning stars, un groupe de Gospel, et aussi avec les Ambassadors, un autre groupe de Doo-Wop : à chaque fois sans succès…
En fait, je suis rentré chez Stax grâce à Floyd Newman, un saxophoniste baryton qui avait un petit groupe. Avec Howard Grimes (2), on lui avait écrit quelques arrangements, et je l’accompagnais au piano de temps en temps. Un jour, il nous amené enregistrer chez Stax, et c’est à cette occasion que Jim Stewart (3) s’est rendu compte que je me débrouillais pas mal au piano. Il m’a dit « Ecoute : Booker doit bientôt aller à la fac, il va devoir s’absenter régulièrement… Ca te dirait de prendre sa place, le temps qu’il revienne ? ». Sur le coup j’ai cru manquer d’air, mais j’ai réussi à feinter : « Mmmh, c’est une bonne idée… ». A l’intérieur, j’ai fait « YEEEEEAAAAAAH ! » (Rires)
Au lycée, vous aviez enregistré avec un groupe appelé les Asteroïds…
Hein ? (Il cherche) Oh merde, les Asteroïds ! Mais c’est tellement vieux ! J’ai traîné dans un paquet de groupes au lycée, j’ai du en oublier la moitié…
Et Johnny Taylor, c’est une rencontre importante ?
Lui, c’est le premier artiste de Blues pour lequel j’ai écris avec David Porter. On lui a écrit « I have a Dream » quand il est arrivé chez Stax.
Chez Stax, vous avez tout de suite fait équipe avec David Porter ?
Presque, oui. C’est lui qui est venu me proposer qu’on s’associe pour écrire. J’étais moyennement enthousiaste mais il avait l’air très déterminé, il disait qu’on devait joindre nos forces et faire équipe comme Holland-Dozier-Holland, les songwriters de Motown. On a commencé discrètement en refilant nos copies à Jim Stewart. Mais les mecs se sont vite rendus compte d’où ça venait, vu que partout où ils allaient, ils nous voyaient en train d’écrire sur un coin de table…
Quelle est la véritable histoire de « Hold On I’m Coming » de Sam & Dave ? David Porter aurait avoué s’inspirer du Motown Sound, notamment des Temptations de Norman Withfield.
Ca c’est ce que raconte David… Vous savez, David a connu un parcours différent du mien avant d’arriver chez Stax. Ce que vous avez lu est peut-être vrai en ce qui le concerne. Pour ma part, je reconnais qu’on écoutait beaucoup les disques de Motown, mais on n’a jamais cherché à appliquer quoi que se soit de leur technique. Ce qu’il fallait mettre au point, c’est la Southern formula (4)…
A cette époque, j’étais encore très jeune : peu de temps avant, j’écrivais quelques arrangements pour des petits groupes et j’étais complètement inexpérimenté en matière de studio. En arrivant chez Stax, j’ai franchi un palier très net. Ces mecs étaient une institution, ils avaient un vrai savoir-faire. Au début, j’ai passé mon temps à les observer, à regarder comment ils élaboraient leurs arrangements, et… ils n’écrivaient rien ! J’ai vraiment été surpris de voir que tous les arrangements se faisaient de tête. De mon côté j’ai pu m’adapter assez vite parce que j’avais déjà composé comme ça au lycée. J’ai commencé avec un groupe appelé les Missiles, dans lequel je jouais du sax… Donc je passais mon temps à observer comment Jim Stewart produisait et comment les autres gars composaient…Il y avait un orgue, un piano, Al Jackson à la batterie, Steve Cropper à la guitare et Donald Dunn à la basse… Quand Otis arrivait, il se mettait à écrire ses paroles devant toi, à partir de rien, et il fonçait au micro… Des fois, même, il allait directement au micro et se mettait à faire chanter ce qui lui passait par la tête. Il faisait signe à Jim d’enregistrer… Et ça faisait une chanson !
Les cuivres venaient toujours en dernier, alors tout le monde se regardait genre « Bon : et qu’est ce qu’on fait avec les cuivres ? T’as un truc toi ? » Et tout le monde s’observait en chien de faïence. C’est à ce moment que je proposais mes arrangements, parce que je n’étais jamais à court d’idées. C’est comme ça que j’ai commencé à arranger, en fait. C’est à force de proposer de bonnes mélodies, que j’ai consolidé ma place chez Stax. C’est allé très vite pour moi à partir de ce moment-là.
Au même moment, dans la même ville, il y avait Willie Mitchell (5) et son orchestre. On imagine une certaine compétition entre Hi Records et Stax…
Ouais, mais dans le bon sens du terme. Il n’y avait pas de coups tordus ni de rancœur. Tout le monde était pote à Memphis, on avait instauré une sorte de « créativité incestueuse ». J’ai fait des sessions chez Hi, ses musiciens ont fait enregistré chez Stax, et on a tous travaillé dans d’autres studios. Les musiciens des différents labels ne se considéraient pas comme appartenant à des entités rivales. On était juste content d’avoir du boulot à l’époque. Tout simplement.
D’ailleurs Al Jackson n’a jamais eu à choisir entre Stax et Hi : il a toujours fait les deux (6).
C’est juste. Personne n’est arrivé à nous monter les uns contre les autres…
On parlait d’Otis tout à l’heure… Quelle aurait été la suite de sa carrière sans cet accident d'avion (7)?
Otis serait allé très très haut. Il prenait de plus en plus d’importance, c’est sûr…
«Dock of the Bay» annonçait un changement radical dans son œuvre…
C’est juste !
Où allait-il d’après vous ?
Il a eu l’idée de ce titre après avoir joué au Festival Pop de Monterey. Ce concert a déclenché quelque chose en lui… D’ailleurs, ce titre a été un grand succès Pop. Otis était parti pour révolutionner le Rn’B et la musique en général. Malheureusement il y a eu ce crash… Les mecs qui sont morts avec lui ce jour-là, les Bar-Kays, avaient également un bel avenir devant eux… Carl Cunningham, le batteur, était comme un fils pour moi, on était très proches… Avec Jimmy King, le guitariste, et James Alexander, le bassiste, on jouait ensemble tous les week-ends dans un club en dehors du comté… J’aimais beaucoup ces gamins, c’étaient un peu comme mes gosses…
…Ils ont fait un morceau appelé « Son of Shaft ».
Oh oui ! Mais c’était bien après (en 1971), c’était la deuxième génération du groupe (8)… Ils l’ont fait sans me demander, mais bon, ça m’était égal…
C’était déjà fini entre Stax et vous ?
Non. Je n’allais pas tarder à partir. Malgré tout, on est resté proches avec les musiciens, même après mon départ de Stax. James Alexander, par exemple, jouait de la basse sur la B.O de « Shaft ». David Porter et moi, on continuait à les aider, même après la sortie de leur hit « Soul Finger ». On leur a écrit quelques titres, dont « Copy Cat »…
Quand est-ce que vous avez réalisé que votre voix était « spéciale » ?
Oh (rires)… Avant la puberté, j’avais une voix très haut perchée. Je chantais des trucs de gamins, j’avais une jolie petite voix, mais à l’adolescence, elle s’est mise à dérailler et à craquer sans arrêt… Et quand j’ai retrouvé ma voix, elle était au deuxième sous-sol ! (Rires) Au lycée, j’ai participé à pas mal de petits concours de chant… Un jour, j'ai repris « Don't Look Back » de Nat King Cole et les filles de l’école ont commencé à me demander des autographes, à m’inviter à déjeuner avec elles à la cafétéria… J’ai commencé à comprendre qu’il se passait quelque chose (avec un regard coquin) et… j’aimais bien la tournure que ça prenait !
puis les années ont passées et j’ai commencé à réaliser que c’était véritablement un art, et que j’aimais vraiment chanter. J’avais toujours chanté mais sans jamais prendre ça trop au sérieux. J’ai fini par comprendre que c’était ce à quoi je voulais me consacrer, donc j’ai continué à chanter et à me battre pour faire ma place. J’ai arrêté l’école après le lycée… J’aurais pu poursuivre mes études, mais je ne voulais pas devenir prof de musique ni chef d’orchestre à la Fac : je voulais devenir un performer, donc j’y suis allé à la dure. J’ai multiplié les engagements avec toutes sortes de groupes tout en faisant n’importe quel boulot la journée pour manger.
Il paraît que Jim Stewart trouvait votre voix trop belle pour chanter du Rn’B.
C’est vrai, il voulait des voix plus dures, plus rugueuses. C’était sa conception du Rn’B, de la Soul. Moi je voulais chanter des ballades, mais il ne voulait pas en entendre parler, il ne voulait pas m’enregistrer… C’est Al Bell (9) qui m’a donné ma chance. De manière générale, Jim n’était pas très ouvert à certaines de mes idées, même au niveau de l’écriture. Quand j’écrivais de beaux arrangements de cordes, un peu novateurs, il gueulait « Mais qui a écrit un truc pareil ?!! » On n’arrêtait pas de lui dire qu’il fallait oser plus de choses avec des instruments à cordes, mais c’était hors de question pour lui.
C’était trop smooth ?
Ouais, c’était trop doux et trop compliqué. Jim voulait des changements simples, genre « 1-3-5 »… Quand j’ai enfin eu l’opportunité d’enregistrer ma propre musique librement, j’y ai intégré tous les éléments qu’il rejetait.
Et vous avez enregistré « Presenting Isaac Hayes » en 1967...
Ouais. (Sur le ton de la confidence) D’ailleurs j’étais complètement bourré ce jour-là… (Il se remémore) Rempli de cake et de champagne. A l’époque quand on célébrait un anniversaire, on fêtait ça avec des cakes et du champagne… Je ne me rappelle plus de qui s’était l’anniversaire, avec Duck (Donald Dunn) on avait piqué deux bouteilles de champagne, un énorme morceau de cake, et on s’était planqué dans le studio. On s’était enfermé pour être tranquille et on buvait comme des trous, allongé par terre. On s’était même endormi pendant un moment et quand je me suis réveillé… je me sentais super bien ! J’étais encore bien bourré mais j’avais un bon feeling, j’étais vraiment bien…
On décolle et là on croise Al Jackson : « Hé ! Tu viens jouer avec nous ? » Et lui il fait « Pourquoi pas ? On s’en fout ! ». Vu qu’on était saouls, je croyais qu’il blaguait, je lui dis « Tu déconnes ? », il fait « Non ! » Moi, j’étais High au champagne, je m’en tapais, alors on est allé au studio tous les trois, Al a mis une cassette et il a laissé l’enregistrement défiler. On a joué les morceaux les uns après les autres, chacun étant un peu le prélude du morceau suivant…
Sur le tournage de « Tough Guys », vous avez rencontré Lino Ventura…
On a tourné une partie du film à Chicago, l’autre à Rome. Lino joue le rôle d’un prêtre, moi je suis un flic démis de ses fonctions, et Fred Williamson (10) c’est le méchant, le mec qui a une embrouille avec mon ex-copine… Lino était quelqu’un d’agréable, il avait l’air gentil mais on ne parlait pas trop… En fait il ne parlait pas anglais, donc on n’a pas eu trop d’échanges (rires)... Mais j’étais très heureux de tourner avec lui. Je l’avais déjà vu dans un film appelé « Valachi Papers » (« Le dossier Valachi » en VF, film de Terence Young avec Charles Bronson). Il jouait le rôle d’un gangster dans ce film. Il avait un visage pas commun, avec un regard très dur : ça m’avait vraiment marqué à l’époque. Quand j’ai vu le film j’étais loin de me douter que j’allais tourner un jour avec ce mec... Quand je l’ai reconnu sur le plateau ça m’a fait tout drôle : « Waow ! C’est Valachi Papers ! »
Vous avez également tourné avec John Carpenter sur «New York 1987».
On ne se connaissait pas à la base. John m’a envoyé le scénario et les répliques du personnage qu’il voulait que j’incarne, plus une note qui me demandait si je voulais bien le rencontrer... Je me suis vraiment senti flatté. C’était quand même le réalisateur d’ « Halloween » qui me demandait de bosser avec lui ! Alors il est venu chez moi à Atlanta, on a longtemps discuté et il m’a dit : « Si tu prends ce rôle, il faut que tu trouves une gestuelle caractéristique, un gimmick qui porterait l’attention sur ton personnage ». Vous voyez ? Comme quand Humphrey Bogart se tripote le lob de l’oreille…
Alors j’ai eu l’idée de ce tic qui consiste à contracter la moitié du visage (le même tic que l’acteur japonais Takeshi Kitano), comme si le mec avait eu un nerf tranché dans une bagarre et qu’il ne contrôlait plus une partie de son visage… Mais j’étais pas trop sûr de mon coup alors on a fait un bout d’essai filmé, et en fait ça marchait plutôt bien, du coup c’est resté. C’est facile de bosser avec John parce qu’il est très précis et très déterminé. Chaque scène est réglée à l’avance dans les moindres détails, il visualise parfaitement la chose avant de la filmer : si un figurant traîne des pieds au fond du plan, il va tout de suite le voir et en deux secondes, c’est réglé.
Carpenter est incroyablement sous-côté en tant que cinéaste…
C’est vrai, la plupart des gens passent à côté… Mais quelques unes de ses réalisations ont atteint le statut de films cultes dans leur genre.
Et Mel Brooks ? Vous faites une apparition dans "Sacré Robin des Bois" (12)
Mel est vraiment impressionnant, il peut tourner une scène de mille façons différentes. Travailler avec lui c’était comme aller à l’école… Et puis il est trop poilant. Vous vous rappelez de ce film qui se passe au Moyen-âge ? Mel joue le rôle du roi… A un moment, il se balade dans le jardin et il croise une jolie fille qui ne fait pas trop attention à lui, alors il fait «Hum, hum… Oh Yes It’s good to be the King !» (Il explose de rire)
Côté musique, dans les années 80, vous avez également travaillé avec Donald Byrd (13)…
J'ai produit deux de ses albums : «Love Byrd» et «Words, Sounds, Colors & Shapes». J’ai rencontré Donald après la sortie du hit des Blackbyrds «Rock Creek Park» (sur l’album «City Life», 1975). Bien entendu, j’avais écouté ses albums de jazz, mais Donald Byrd s’était lancé dans un registre plus commercial avec «Rock Creek Park»… Je vivais à Atlanta à l’époque. Quand Donald a débarqué en ville, il a fait la connaissance d’une fille appelée Carol Lee. Cette Carol sortait avec Oscar, un ami à moi - c’est lui qui a écrit le script de «Truck Turner» -. Un jour Oscar me dit «Ca te dirait de bosser avec Donald ? Je peux arranger ça si ça te branche» Alors Oscar m’a présenté Carol, et Donald a ramené toute son équipe à Atlanta. Il a ramené de TRES bons musiciens de jazz, des types fabuleux : Ronnie Garrett, Myra Walker, un clavier appelé Albert “Chip“ Crawford et d’autres types dont j’ai oublié le nom…
De tous les chansons qu’on a faites ensemble, «Fallin» est celle que je préfère. (Il chante) “I just came here / fallin for your eyes / fallin for your stars...” C’est marrant parce cette chanson est comme son titre : les changements ne cessent de tomber, à chaque fois qu’on entend le mot “Fallin“. C’est une belle chanson…
Tout comme vous, Donald Byrd a été beaucoup samplé. Y a-t-il des raps que vous préférez parmi ceux qui vous ont samplé ?
Oh la la… Mais y en a trop ! Ils m’ont tous samplé… (Il réfléchit un bon moment) Il y a un morceau qui a vraiment retenu mon attention, c’est celui des Geto boys : «My Mind Playin Tricks on Me»… Les mecs ont samplé «Tough Guys». C’est la scène du jukebox, quand les mecs arrivent au bowling. Et il y a un autre rap que j’ai trouvé vraiment chouette, c’est… J’ai oublié le nom du groupe, ils ont repris «Ike’s Mood», que Mary J. Blige et quelques autres ont repris également…
C’est pas Smif-N-Wessun et Mary J. Blige ? (« I love you remix » avec la boucle de piano de « The Look of Love »)
Non, je ne crois pas… C’est juste quelques arpèges de piano, les mecs avaient tirés seulement quelques notes d’une très longue intro, c’était pas mal… Mais pleins de groupes l’ont repris après eux. C’est Big Daddy Kane qui m’a mis la puce à l’oreille au sujet du sampling. Un jour, on discutait - c’était sur le tournage de «Posse» - et il me fait « J’arrive mec, je vais te pomper dans tous les sens ». Sur le coup, j’ai vraiment pas compris de quoi il parlait (rires). Mais j’ai réalisé peu de temps après… Attendez, je crois que je me rappelle d’un autre rap : c’est une fille qui rappe, Monie Love («Better Way»). Elle a repris l’intro de «Look Of Love»…
C’est le même sample que Jay-Z sur «Can I live» ?
Non, non… Jay-Z a utilisé un sample tiré de "Shaft" (14). J’ai vu qu’il était fauché alors je l’ai laissé l’utiliser…
En général, vous aimez ce que les rappeurs font de votre musique ?
Non. Ca me déplaît beaucoup quand ils commencent à se la jouer « violents ». Quand c’est comme ça, je préfère ne pas les laisser me sampler. Ca sert à rien quand les mecs sont nuls… C’est pas que je n’aime pas le rap : c’est la merde négative que je n’aime pas. Quelques uns seulement ont fait de belles choses… Enfin… Grâce à James Brown, on a quand même pu toucher de l’argent du sampling.
Pour finir, vous avez composé «Shaft» en 1971… Peu de temps après Curtis Mayfield sort « Superfly », puis Marvin Gaye fait fort avec « Trouble Man »… C’était une période extraordinaire. Est-ce que vous l’avez vécue comme un défi ?
Non, parce que j’étais le premier à le faire et à avoir du succès. Cela dit, «Superfly» est un disque incroyable. Et «Trouble Man» n’est pas mal non plus… (Il marque une pause) Ouais, Superfly is the Bomb, c’est certainement la meilleure de toutes les B.O…
Je ne dis pas ça pour ôter du mérite à leurs auteurs, mais c’est moi qui ai ouvert la porte à ce genre de disques. En faisant «Shaft», j’ai ouvert la voie à toute une génération de compositeurs afro-américains, et je peux vous dire que ça n’a pas été simple d’être le premier à s’aventurer dans ces eaux-là. Le comité des Oscars ne voulait même pas entendre parler de ma nomination. Il a fallu qu’on se bagarre, et que Quincy Jones, Jesse Jackson et Dominic Frontiere (15) se joignent à nous pour qu’on puisse entrer en compétition. J’ai donc été nominé dans deux catégories et pour finir j’ai gagné l’Oscar de la “Meilleure Bande Originale“. Ce fut un grand pas en avant…
1 Booker T. Jones aux Claviers, Donald Dunn à la Basse, Steve Cropper à la Guitare et Al Jackson Jr (assassiné en 1975) à la batterie sont Booker T & The MG’s.
2 Initialement batteur chez Stax, Howard « Bulldog » Grimes est éclipsé par le talent d’Al Jackson des MG’s. Le Bulldog intègre alors la Hi Rythm Section de Willie Mitchell et enregistre avec Ann Peebles et Al Green.
3 Jim Stewart et Estelle Axton étaient les Boss du label Stax (St + Ax).
4 Le Studio de Stax se trouve à Memphis (Tennessee) tandis que la Motor Town de Detroit est au Nord, près de la frontière canadienne.
5 Star locale en tant que Chef d’un orchestre de Rythm & Blues, Willie Mitchell entre dans la légende en devenant vice-président, puis président de Hi Records dans les années 60. Il produit Ann Peebles, O.V Wright, Syl Johnson puis Al Green. Dans les années 90, RZA du Wu Tang Clan sample abondamment sa discographie et initie toute une nouvelle génération à la Soul memphisienne.
6 Al Jackson joue sur de nombreux standards d’Al Green comme « Let’s Stay Together », « Call Me », « You Ought To Be Me »…
7 En décembre 1967, l’avion bimoteur Beechcraft d’Otis Redding tombe à pic dans la zone glacée du lac Monona dans le Wisconsin. Le chanteur, le pilote, un assistant, ainsi que 4 membres des Bar-Kays meurent. Ben Cauley trompettiste du groupe, 20 ans à l’époque, est le seul survivant.
8 Cauley, le survivant du crash, et Alexander, qui n’avait pas pris l’avion, reforme les Bar-Kays, en 1969, avec cinq nouveaux musiciens.
9 Vice-président de Stax en 1968, après avoir été directeur de la promotion. Al Bell est le premier Noir dans l’état-major du label.
10 Icône de la Blaxploitation. Cf son rôle de Tommy Gibbs, le Parrain de Harlem, dans « Black Caesar » et « Hell up in Harlem » (Larry Cohen, 1973). La première sequence de « Black Caesar » avec « Down & Out in New York City » de James Brown est plus fatal qu’une tornade.
11 «Robin Hood, Men in Thights» en version originale. Littéralement : “Robin des Bois, des Hommes en collants“.
12 « La Folle histoire du monde » (1981). Avec sur la B.O : «It’s Good to Be the King Rap » repris sur «Respect» d’Alliance Ethnik & Vinia Mojica.
13 Trompettiste Hard Bop pour les Jazz Messengers ou John Coltrane, Byrd, à partir des années 70, crée un son « funk » au contact des frères Mizell. Professeur à Howard University, il recrute parmi ses meilleurs élèves le line-up des Blackbyrds.
14 «Reservoir Dogs» feat. The L.O.X, Sauce Money sur “Vol. 2... Hard Knock Life”
15 Compositeur de nombreux Scores dont « Pendez-les Haut & Court » avec Clint Eastwood, la série TV « Matt Houston » ou « Le Goût des Autres » d’Agnès Jaoui.
dimanche 6 avril 2008
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samedi 9 février 2008
Are you Ready for War ?
vendredi 1 février 2008
Bernie Worrell & George Clinton / Funkadelic / Parliament
"Le funk, c’est l’ADN du hip hop : ils ne l’ont pas volé, c’est nous qui leur avons donné…"En 1966, George Clinton a 25 ans, et aucun hit à son actif. Ca fait deux ans qu’il présente des démos à Motown et qu’on l’envoie bouler. Deux ans qu’il produit pour "Golden World" et "Ric Tic", deux petites compagnies de Detroit, sans entrevoir le début d’un succès. Enfin, ca fait deux ans qu’il se tape l’aller-retour chaque week-end pour faire tourner son salon de coiffure dans le New Jersey, histoire de manger…
Dix ans après le tout 1er enregistrement des Parliament en amateurs, George se rend compte que les labels, c’est tous des cons.
Il rentre à Newark et devient coiffeur a plein temps…
Pendant ce temps, à Cincinatti, le jeune William Collins écume les bars de la ville avec Phelps, son grand frère, et Frankie Waddy, son batteur. Tous les trois, ils forment les Pacesetters, un des groupes les plus cools de la ville. Un soir, un type en costard les invite à auditionner au studio Evanston. A quinze ans, William arrête l’école et devient musicien de studio chez "King", l’usine à hits de James Brown. Un an et demi passe, jusqu’au jour où les Flamous Flames quittent le Boss en pleine tournée. Le soir même, sans jamais avoir répété avec James, William, Phelps et Frankie deviennent les premiers JB´s…
Pendant ce temps, Bernie Worrell entre en deuxième de fac. Il étudiela musique et sa voie semble toute tracée : il sera concertiste ou compositeur de musique classique… Sauf que voilà : alors qu’il se gratte les couilles en étudiant le plafond de son dortoir, il reconnaît la voix de son pote coiffeur à la radio : « (I just wanna) Testify » sera le 1er hit de Clinton. Sorti plus d’ un an et demi a près son enregistrement, le titre des Parliament atteint en fevrier 67 la 5ème place des charts Rn’B.
George quitte sa retraite et repart à Detroit. Bernie décide d’arrêter les conneries —ou plutôt de les commencer— et s’engage auprès de ces mecs avec qui il jouait le week-end, pour rigoler. En 68, il rejoint le tout nouveau groupe de George, les Funkadelic. Un an plus tard, au Copacabana de New York, William Collins et associés déclinent l’offre de James consistant à diminuer leur salaire de moitié. Bootsy —c’est comme ça qu’on l’appelle maintenant— engage Philippe Wynné et monte son propre groupe, les HouseGuests. Les Spinners leur propose de devenir leur backing-band.
Clinton les invite à former un super groupe : les Parliament/Houseguests. La suite, vous la connaissez : Wynné deviendra la voix des Spinners, et Bootsy, Catfish et Mr.Kash rejoindront les cinglés.
Gasface : Paraît que vous avez fait votre premier concert à quatre ans. Comment vous avez pu apprendre si vite ?
Bernie : Ben... C’est parce que j’étais doué. C’était super facile. Je ne sais pas comment expliquer mais ça venait tout seul, c’était aussi naturel que de parler.
Votre mère a eu du mal à vous trouver un prof à cet âge-là...
Quand j’avais trois ans et demi elle s’est mise en quête d’un vrai prof. Pour compléter ce que j’avais déjà appris avec elle. Mais personne ne voulait me prendre parce que j’étais trop petit. Et puis on a trouvé quelqu’un et là c’est allé très vite : quelques mois plus tard je donnais mon premier concert.
Vous aviez joué quoi ? C’était à l’Eglise ?
(Rires) Mec, je m’en rappelle pas : j’avais quatre ans ! Mais je sais que c’était un vrai concert, dans une vraie salle, et que j’avais joué du classique. Quatorze compositions différentes.
Mais comment on s’est rendu compte que vous étiez doué, à la base ?
Un jour ma mère m’a montré comment faire une gamme. Les jours d’après, j’allais au piano et je la reproduisais telle quelle, parfaitement. Comme elle ne me l’avait montré qu’une fois, ça l’a intrigué. Elle s’est dit qu’il y a avait un truc à creuser.
A quel moment vous êtes vous mis à jouer votre propre musique ?
C’était à l’époque du lycée, je crois. J’imaginais des nouveaux trucs en musique classique... Je prenais encore des cours à l’époque, j’allais à la New York School of Music. Je baignais encore beaucoup dans le classique dans ces années-là.
C’est marrant parce que vous dites souvent qu’en vrai, vous avez l’âme d’un batteur.
C’est juste. Monsieur Kash peut en témoigner : je joue comme un batteur, je tape, à ceci près que je kicke des mélodies et des refrains. Pour moi le clavier est un instrument à percussion. C’est pour ça que quand je joue, je recherche avant tout la symbiose avec le batteur. Parce je suis son meilleur complément.
Frankie : Depuis que je le connais il frappe son clavier, et je sais aussi que c’est un truc qu’il a vraiment étudié avec minutie. Et puis cette façon de jouer du clavier ne va pas de soi : quand il fait ça, ce sont les autres qui sont mis en avant, pas lui. Le jeu de Bernie permet aux autres de sonner mieux que ce qu’ils sonnent en réalité. Il ne suffit pas d’être bon : faut aussi avoir un tempérament très généreux pour arriver à ce résultat.
Frankie, vous avez joué avec James Brown et avec George Clinton : deux écoles très différentes à ce qu’on raconte.
Avec James, on joue et on vit de façon presque militaire : tout est programmé et strictement reglémenté. Funkadelic c’est complétement l’inverse : on met tout en commun. Chacun apporte ses idées et on les essayent tous ensemble, l’une après l’autre. James Brown est quelqu’un qui a besoin de savoir à l’avance ce qui va se passer chaque soir. Y a pas d’écart possible.
Justement : avec Funkadelic, comment vous faites pour maintenir un minimum de cohésion quand ça part dans tous les sens ?
Hmm... C’est pas évident. Il faut s’obliger à respecter certaines règles de professionnalisme. Si tu veux continuer à jouir de cette liberté, tu dois apprendre l’auto-discipline. Parce que sans discipline, la liberté toute seule ne donne rien de bon. La liberté sans barrière c’est le chaos. C’est tout. Il faut savoir gérer cette liberté pour en tirer le meilleur parti.
Fred Wesley dit de Clinton qu’il est le meilleur producteur qu’il n’ait jamais vu.
Parce que George fait quelque chose que la plupart des producteurs n’ose pas faire. Sa force, c’est d’arriver à rassembler de très bons musiciens, des gens tellement forts qu’ils font peur à la plupart des producteurs. Tu vois ce que je veux dire ? Les mecs ont peur de se sentir intimidés, pas à la hauteur, etc... L’autre chose, c’est que ces musiciens sont souvent des mecs excentriques, limite fous, ce qui n’empêche pas qu’ils aient un gros potentiel créatif, tu me suis ? En général le mec arrive, il fait son show pendant un quart d’heure, et effectivement il est fou, schizo, ou ce que tu veux... et au bout d’un moment il voit George assis en face de lui. George qui ne dit rien depuis le début. Petit à petit, le mec se rend compte qu’il n’a toujours pas fait ce que George attendait de lui, et progressivement, il redescend sur terre, jusqu’au moment où George entend ce qu’il voulait entendre et lève la main : « c’est bon ça ! Continue ce truc ! ».
La première fois que j’ai auditionné pour lui, le mec n’a strictement rien dit ! On est arrivé et il a dit : « Qu’est-ce que vous savez faire ? ». C’est tout. George a le don de la vérité. Son grand talent consiste a savoir ce qu’il peut obtenir de toi et comment l’obtenir. Même quand tu ne veux pas.
J’imagine qu’il faut bien cerner la personne pour arriver à faire ça.
Il est très sociable. C’est la grande différence avec les autres artistes de son rang : la plupart d’entre eux se mettent sur un piédestal et vivent isolé. George est là, il traîne avec toi. Tu peux l’aimer, le détester, en avoir rien à foutre : George est toujours à tes côtés. Parce qu’il a envie de te connaître, de savoir à quoi tu penses, comment tu te sens… Il a des rapports simples avec les gens : quand il vient te voir, tu sais ce qu’il peut te demander, tu sais à quoi t’attendre.
"Jimi Hendrix est venu nous voir pour qu’on intègre son groupe, Bootsy et moi.
Mais à l’époque on avait trop peur de quitter James" (Kash Waddy)
Comment vous êtes-vous rencontrés avec George ?
Par le biais de Bootsy Collins. J’ai grandi avec Bootsy, on a fait partie des JB’s ensemble. On est arrivé dans le groupe après Maceo Parker.
C’était dur avec James Brown ?
(Il réfléchit) C’était ennuyeux. Il était trop vieux pour nous. Nous, on était des gamins : on voulait juste faire de la musique et s’amuser. James n’aimait pas s’amuser, il était chiant… Un jour, on lui a fait prendre du LSD pour rigoler ! Il était venu nous voir, genre énervé : « pourquoi vous souriez tout le journée ? Qu’est-ce qui vous fait tellement marrer ? Hein ? » « Oh ! Tu veux vraiment savoir ? Essaie ça ! » On lui a filé un buvard d’acide (Bernie Worrell explose de rire). Et tu sais quoi ? Il n’a pas déliré (rires)… James est bizarre : traîner avec lui, c’est comme traîner avec ton père. Il y a un décalage, c’est pas très marrant… Cela dit on a beaucoup appris en jouant avec lui, mais on a vite fait le tour et on est parti. On a fondé un groupe appelé les House Guests, puis on a formé Funkadelic. C’est là qu’on a rencontré Bernie : avec Bootsy et Catfish (le frère de Bootsy) , on n’avait jamais joué avec un clavier. Même chose pour Herbie, le guitariste de George : c’est la première fois qu’on était dans une formation avec deux guitaristes. En passant de James à George, on a connu le meilleur des deux mondes...
Je vais vous dire un truc que personne ne sait : quand on était avec James, Jimi Hendrix est venu nous voir pour qu’on intègre son groupe, Bootsy et moi. (Il nous voit halluciner) Ouais… Mais à l’époque on avait trop peur de quitter James, alors on a raté cette opportunité. A ma place, Jimi a pris Buddy Miles comme batteur.
Putain… Il paraît que la première fois que James a auditionné Bootsy, il l’a recalé et il a embauché "un petit blanc pas très bon " à la place. Vous étiez là ce jour-là ?
Ben ouais ! J’étais en permanence avec Bootsy, on passait notre temps à jouer ensemble. James nous a découvert à Cincinatti, dans l’Ohio. Là-bas, il avait une usine de pressage de disques, son label, sa société de production et son management. Le studio d’enregistrement King s’y trouvait également. C’est là qu’on traînait, Bootsy et moi. Au lieu d’aller jouer au basket ou de courir après les filles, on passait notre temps devant le studio. Après leur avoir pris la tête un millier de fois, ils nous ont laissé rentrer, et assez vite, on est devenu musiciens de studio. James nous avait à l’œil, et sans qu’on s’en rende compte, il nous préparait à jouer à sa façon au cas où il aurait, un jour, besoin de nouveaux musiciens. Et c’est ce qui s’est passé : ses mecs se sont barrés et on a pris leur place… La première fois qu’on a pris l’avion, c’était à bord d’un jet Lear ! Je ne savais même pas que ça existait un jet privé ! La seule fois où j’avais mis les pieds dans un aéroport, c’était pour déposer un ami qui partait en voyage ! On est allé jouer à Columbus, en Géorgie... Pour vous donner une idée, la nuit précédent notre départ, on s’était fait 15 dollars chacun en jouant dans un boîte : le lendemain, on était dans un groupe qui rapportait 400 000 dollars par semaine. On avait un bus pour les déplacements et un camion pour le matos, des uniformes sur mesure… Par moments, on se croyait en plein rêve : on se disait qu’on allait se réveiller et retourner jouer pour que dalle.
(Bernie) À un moment donné, vous étiez en compétition avec Stevie Wonder pour trouver les sons de synthétiseur les plus dingues.
(Rires) Oh non, c’était plus un délire de gamins, on essayait vraiment n’importe quoi… Quand on a formé Funkadelic, j’avais un ampli acoustique et un piano Harmond. Stevie Wonder venait d’en acheter un, et j’ai acheté le mien juste après : j’ai été le deuxième à acheter ce piano à Wonderland Music. J’essayais d’explorer les limites de cet équipement, et j’avais remarqué que ces amplis avaient un effet de reverb, alors pendant les concerts… (il rigole en se revoyant) J’étais con… je filais des coups sur mon ampli pour faire de la distorsion. C’était la première fois qu’on entendait cet effet, c’est plus tard qu’il a été créé en bonne et due forme.
Bop Gun avec Ice Cube
George, vous avez été le premier a porter des masques de ski. Ca fait quoi de voir tous ces rappeurs qui ont pompé votre style ?
C’est funky ! Ces mecs sont nos enfants ! Le funk, c’est l’ADN du hip hop : ils ne l’ont pas volé, c’est nous qui leur avons donné… Vous savez, à un moment donné, le funk était en train de s’éteindre, et on s’est rendu compte que les gamins étaient passés au rap. Nous, on ne savait même pas ce que c’était que ce truc , le « rap »… Et puis un jour, on a compris : un des mecs du groupe a vu son fils en train de se balader avec son poste, et le type qu’il écoutait était en train de rapper sur Flashlight ! C’était un mec du Bronx, j’ai oublié son nom…
Bernie : Quand on y pense, George faisait déjà du rap sur les albums de Funkadelic.
Clinton : C’étaient plutôt des dialogues…
Bernie : Oui, mais c’était l’étape juste avant le rap !
Clinton : Pour moi, c’est Oscar Brown Jr qui a planté cette graine. Il a certainement influencé un paquet de rappeurs. Il avait des sons de batterie mortels, super lourds…
George, vous avez fait vos débuts chez Motown. Qui était le mec le plus cool là-bas ?
(Surpris) Le plus cool ? Je dirais Nick Stevenson. C’était un mec malin qui connaissait bien la rue, comment dealer avec, et en même temps, il était très à l’aise pour tout ce qui touchait au business dit « régulier ». C’est lui qui s’occupait des relations avec les radios. Son rôle consistait à « vendre » la musique de Motown, à rendre les gens enthousiastes à l’idée de la jouer. Personne n’était aussi fort que lui à ce jeu-là.
Et Berry Gordy ?
Il était très cool lui aussi. C’était la machine à accomplir les rêves. Il arrivait à embobiner n’importe quelle meuf qui rêvait de chanter… Dès le début, il avait assez d’assurance - et une telle réputation dans la rue – qu’il pouvait se permettre de te dire « écoute : t’es un bon compositeur. Tu vas arriver à percer, y a pas de doute… Mais tu y arriveras encore plus vite si tu restes dans le coin et que tu me files 25% de ce que tu gagnes ». Peu de gens arrivent à te balancer ça sans sourciller. Un autre manager ne t’aurait rien dit et il aurait quand même récupéré ses 25% dans ton dos… Le pire, c’est que ça marchait : à peine tu mettais un pied hors de son bureau que ton disque était déjà devenu un hit ! Pour tous les musiciens du quartier, Motown was Ice Cream… Si tu allais là-bas, t’étais sûr de palper : ils savaient comment faire fonctionner la machine… Sinon du côté des artistes, Smokey Robinson était mon chanteur et mon parolier préféré. C’était aussi un sacré personnage. Je l’adore… et tous les artistes de Motown l’aimaient également. Pourtant, il était à la fois artiste et cadre au sein du label. C’est une double-tâche très difficile à accomplir, et une position qui peut vite rendre les autres jaloux ou hostiles, mais il s’en est toujours très bien tiré. À part lui, je ne connais aucun décisionnaire de label qui ai fait l’unanimité en sa faveur."Motown was ice cream... Si t'allais là-bas, t'étais sûr de palper"
Bernie et vous, vous vous êtes rencontrés à Plainfield, dans le New Jersey.
Bernie : George avait deux shops : un à Newark, et l’autre à Plainfield. Il fallait l’aller-retour sans arrêt... Avec mes parents, on a emmenagé à Plainfield quand j’avais 8 ans. J’ai rencontré George plus tard, quand j’étais au lycée. Je filais en douce par la fenêtre de ma chambre pour aller chez lui me faire faire de belles coupes… Evidemment, ma mère me chopait à chaque fois, vu que j’avais une nouvelle coupe (rires).
George : Sa mère nous chopait tous les deux ! Elle débarquait dans mon salon pour nous dire d’arrêter de lui faire ce genre de coupe (rires). Il avait à peine
Bernie : (mort de rire) C’est faux ! Il exagère, il se moque !
George : Sa mère le prenait par le col et le foutait dehors alors qu’il n’était défrisé que d’un côté ! « S’il revient chez vous en cachette, faites-lui au moins une coupe décente ! » (rires) Bernie a commencé à jouer avec nous peu après, puis il a du absenter pour aller à la fac. Pendant cette période, on se voyait plus épisodiquement, il faisait quelques concerts avec nous quand il rentrait voir sa mère. Jusqu’à ce que j’ai mon premier hit…
Bernie : J’étais en deuxième année de fac quand j’ai entendu le morceau « I Wanna Testify ». Je m’en rappelle encore, j’étais dans le dortoir en train d’écouter la radio, assis sur mon lit, quand j’ai reconnu la voix de George — il avait une très belle voix — Ca m’a fait un choc. Après ça, je me suis mis à bosser plus sérieusement avec George.
Vous avez croisé Wayne Shorter ? Il était dans la même ville que vous, non ?
Ouais, il était dans mon école. Il était une classe au dessus de moi… On habitait juste à côté, d’ailleurs. Par contre j’étais dans la même classe que Larry Brown Jr, qui a été notre bassiste à un moment donné. Il était aussi chanteur et organiste - comme son père -… A l’époque on ne savait pas trop quoi faire avec lui, c’est seulement bien plus tard qu’on a réalisé qu’il faisait du Funkadelic bien avant nous ! (rires) Du Funkadelic dans les années 50 !
Larry a joué avec Jimmy Smith, Jimmy Mc Griff et Jack Mc Duff. Eux, ils avaient remarqué qu’il était un prodige, mais nous on est passé complètement à côté !
Vous aviez entendu parlé de Bernie avant qu’il ne vienne dans votre shop ?
Ouais, je savais qu’il y avait un gamin en ville qui était très fort en piano. Mais nous on voulait pas trop traîner avec des mecs vraiment formés : il te demande des partitions, il te donne la note pour chanter et là tu ne sais pas quoi faire (rires)… Mais quand il a commencé à jouer avec nous, c’était cool, ça a marché direct…
Vous avez des nouvelles de Sly Stone ?
Il est toujours dans le coup, mais je ne sais pas où il en est. Il n’a pas de problèmes particuliers, je crois… Il a juste quelques soucis psychologiques en fait : il est paralysé par la peur de l’échec. Je ne vois pas ce qu’il pourrait louper, mais ça l’empêche d’entreprendre quoi que se soit.
Vous avez bossé avec Prince sur « Graffiti Bridge ».
Sur ça et d’autres projets. On va bientôt sortir un single en commun.
C’est vrai qu’il a aussi enregistré avec Miles Davis ?
Oui, oui, ça va sortir bientôt. Ils ont fait un titre avec Chaka Khan, ça s’appelle « Sticky Wicked ». J’en ai une copie chez moi. C’est vraiment intéressant.
On vous décrit souvent comme étant complètement dingue. Pourtant Amp Fiddler nous a confié que vous aviez beaucoup contribué à son éducation, en lui filant des tas de bouquins costauds à lire.
Ouais, je l’aime bien ce mec… On était assez proches, alors je lui filais plein de livres à moi…
Des Playboys ?
Des livres de science-fiction, genre Babylon V, et des trucs pornos, ouais (il sourit)… Il y avait des trucs sérieux aussi, de quoi se tenir informé dans pas mal de domaines…
Vous avez fait « All Eyez on Me » avec Tupac : vous pouvez nous raconter ?
En fait, j’ai fait ce titre pour Ice Cube, et Cube l’a refilé à Dr.Dre qui l’a donné à Tupac. J’avais fait un paquet de titres inédits pour Cube et Dre. Là-dessus, ils prenaient des samples et se les refilaient. Comme Cube avait repris Bop Gun, j’avais refait une version de « One Nation » pour la réunion d’Ice Cube, Dre et Eazy-E (ndlr : réunion qui n’a jamais eu lieu). « One Nation » devait être un chant de lutte, vous voyez le délire ? Un truc pour mettre des coups poings dans le ventre à ta copine (Bernie explose de rire).
(À ce moment-là, de très jolies filles entrent dans la pièce. L’une d’entre elles s’assied sur les genoux de George et commence à lui caresser le ventre amoureusement.)
(Rires) Vous avez connu Tupac à l’époque où il était avec les Digital Underground ?
Ouais, il était danseur. Je ne me doutais absolument pas qu’il allait exploser de la sorte. Il était carrément trop timide ! Il s’est fabriqué un personnage très différent de ce qu’il était. Il était plutôt du genre sympa.